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vendredi 27 novembre 2020

ARCHIVES 1995: Bataille sur la colline de Bougival



Publié le 02 mars 1995 / Journal « Le Monde »

Aux origines du classement de la colline...


Bataille sur la colline de Bougival

L'Ouest parisien est privilégié par rapport aux banlieues du nord et de l'est de la capitale. Mais là aussi, une urbanisation mal maîtrisée menace le patrimoine, dont font partie les paysages du bord de Seine, mille fois peints par les impressionnistes au siècle dernier. Parmi les communes où ont séjourné Monet, Pissarro, Sisley, Renoir et Berthe Morisot, Bougival propose encore des repères intacts, bien que le coteau boisé de la Jonchère soit peu à peu grignoté par des opérations immobilières. La direction régionale de l'environnement de l'Ile-de-France, chargée du dossier, réfléchit à une solution globale pour la sauvegarde et l'aménagement concerté des boucles de la Seine, entre Chatou et Maisons-Laffitte. 


À CHATOU, des panneaux vantent les résidences Cézanne ou la Fontaine-Monet « l'espace et la lumière ». L'hôpital est placé sous le patronage de Maupassant, les boulangeries vendent des « tartelettes Renoir ». La maison Fournaise, haut lieu de l'impressionnisme Renoir y plaça son Déjeuner des canotiers , a été pieusement restaurée, mais en face de l'ancienne guinguette, de l'autre côté du fleuve, s'étalent les bâtiments clinquants du complexe immobilier Rueil 2000. Cette boucle de la Seine et les hauteurs qui dominent la vallée ont été, à la fin du siècle dernier, particulièrement appréciées par les peintres, les musiciens et les écrivains. Monet, Pissarro, Renoir, Sisley et le jeune Vlaminck encore fauve plantèrent là leur chevalet. Maillol avait son atelier à Marly. Bizet, Tourgueniev et Berthe Morisot avaient une résidence à Bougival. Mais le jardin de cette dernière a été avalé par l'asphalte d'une route à quatre voies.

Pourtant, cette commune est une des moins touchées par la médiocre urbanisation qui ronge tout l'Ouest parisien. Coincée entre La Celle-Saint-Cloud et le fleuve, une colline boisée d'une vingtaine d'hectares résiste encore à la déferlante des villas cossues et des résidences de demi-luxe qui grignotent peu à peu le territoire. Aura-t-elle le sort du quartier de la mairie, désormais flanquée de piètres constructions destinées au troisième âge ? La municipalité a lancé une opération immobilière sur une parcelle de ce coteau de la Jonchère : de 20 à 30 maisons devraient être construites sur ces 3 hectares. « Personne ne les verra, plaide-t-on à la municipalité. Elles seront dans la partie plate du terrain et noyées dans la verdure : elles ne dépasseront pas 9 mètres de hauteur alors que la cime des arbres est à plus de 20 mètres. » Ce n'est pas l'avis de l'Association des Sablons, dont le but est « la préservation et la mise en valeur de Bougival et ses environs ». Elle demande le classement de la colline toute entière et a lancé une pétition qui a recueilli 5 000 signatures.

Le dossier est instruit par la direction régionale de l'environnement (DIREN), et une enquête publique est en cours. Christian Speissmann, inspecteur des sites à la DIREN, écoute d'une oreille attentive les propositions de l'association : « Dans une région très urbanisée comme l'Ile-de-France, les vallées sont particulièrement menacées. Bougival est le dernier site fréquenté par les impressionnistes à avoir échappé au béton qui recouvre Argenteuil, Rueil ou Gennevilliers. C'est aussi, en dehors de toute référence historique ou artistique, une coulée verte exceptionnelle. » Est-il utile de se battre pour une pincée d'hectares ? Les espaces verts du coteau de la Jonchère s'étendaient sur 70 hectares à la veille de la deuxième guerre mondiale. Il reste 20 hectares aujourd'hui, dont 15, propriété de la commune, sont théoriquement inconstructibles. C'est sur les 5 hectares restant que la municipalité veut lancer son opération immobilière.

Une opération implicitement refusée en 1987, quand le préfet des Yvelines a récusé le plan d'occupation des sols (POS) de la mairie de Bougival parce que celui-ci ne préservait pas assez d'espaces boisés et prévoyait, déjà, le lotissement du parc de la Chaussée. « Ce zonage compromettrait le caractère verdoyant des coteaux caractéristique du Val de Seine », avait indiqué la préfecture, qui a pourtant délivré un permis de construire pour l'édification de trois villas, dont deux jumelées, sur 6 500 mètres carrés. Longtemps adjoint chargé de l'urbanisme, le maire de Bougival, François Cafaro, indique que les contraintes particulièrement rigoureuses auxquelles il se soumet « semblent bien suffisantes pour préserver le site : maisons basses, densité faible, reboisement en espèces valables au lieu des friches ».

L'Association des Sablons dénonce la politique de grignotage qui, depuis trente ans, autorise « tout et n'importe quoi au nom de l'intérêt municipal ». Elle indique ainsi qu'une demande de démolition de la « maison Thomas » a été déposée le 14 octobre 1994 par la mairie de Bougival pour construire, à la place de ce bâtiment peint par Monet, trente appartements avec vue sur la Seine. Cet immeuble pittoresque, non protégé, risque de disparaître au moment où la promotion immobilière vante Bougival et son « cadre de vie de qualité », insistant sur le fait que « Corot, Renoir, Monet, Flaubert et bien d'autres artistes attirés par le charme de l'endroit y ont vécu ».

Pour Christian Speissmann, cette polémique doit être le début d'une réflexion globale : « Bougival est un symbole en termes de patrimoine et de développement économique. Mais je souhaiterais l'intégrer dans une réflexion plus globale. Une politique d'aménagement écologique et culturelle des boucles de la Seine devrait être étudiée sur 30 kilomètres, entre Chatou et Maisons-Laffitte. Il faut lancer une analyse du milieu existant puis évaluer les besoins des communes, proposer des règles de gestion et les intégrer au POS. Et ne pas oublier que le développement économique d'une région passe aussi par le respect de son patrimoine. »

EMMANUEL DE ROUX